lundi 15 août 2011

Eve ou Les Pinceaux


" Ernesto est artiste-peintre et professeur d'arts plastiques à la faculté des beaux-arts.
  Tous les mercredis après midi, il donne un cours de deux heures aux étudiants de troisième année, sur le nu. A chaque séance, un modèle vient poser. Homme ou femme, jeune ou vieux, beau ou laid, tous sont motif à apprendre.
  Ces jours-là, on surchauffe la salle pour que le modèle supporte les deux longues heures de pose immobile. Surtout à cette saison où l'on aperçoit par la fenêtre les toits blancs de neige...
  Depuis quinze ans qu'il anime ce cours, Ernesto ne se laisse plus surprendre, il prévoit toujours une chemise de coton léger, alors que ces étourdis d'étudiants transpirent à grosses gouttes dans leur pulls en laine et leurs dessous Thermolactyl.
  Quand une étudiante est jolie, il attend, à son corps défendant, le moment où, n'y tenant plus, elle retire sa polaire et laisse apparaître sous son tee-shirt moite de transpiration ses formes attendrissantes d'ex-adolescente pas encore tout à fait femme...Il admire, puis s'en veut: "Ernesto, arrête un peu, elles ont l'âge de ta propre fille..."
  Ce qui n'est pas tout à fait exact. Manuela, sa fille, aura seize ans le mois prochain, alors que ses élèves de troisième année ont une vingtaine d'année, mais les imaginer discuter et plaisanter avec Manuela reste le meilleur rempart au libre cours de ses fantasmes.
  Ernesto aime les femmes. Il les a toujours aimées.
  A vingt ans, il a cru qu'il aimait une femme et l'a épousée, mais très vite, il a compris qu'il aimait toutes les femmes ou plutôt qu'il aimait la femme avec un grand F.
  Au fil du temps, de liaison en liaison, il a réussi à préserver son mariage et son petit confort domestique auquel il est finalement très attaché. Aujourd'hui, l'âge l'ayant rendu moins audacieux, il se contente la plupart du temps de fantasmer sur la boulangère, la fleuriste, sur une inconnue croisée dans la rue ou tout simplement sur la nuée de jeunes femmes qui peuplent le quotidien de ses cours...
  Son art, c'est la peinture, alors comme d'autres écrivent leurs fantasmes, lui, il les peints. Il ne peint pas des scènes d'orgies ou des accouplements monstrueux, non, lui, il dessine, ébauche, croque, peint, repeint le corps de la femme.
  C'est toujours la même silhouette imaginaire qui hante ses oeuvres, la perfection au féminin conçue par son cerveau d'artiste. Il la dessine les yeux fermés, sans modèle car il sait qu'une telle perfection ne peut exister en chair et en os.
  Ce corps qui envahit son art, s'il le voyait, il le reconnaîtrait entre mille. Son visage change au rythme de ses rencontres, ses cheveux peuvent être bruns, blonds ou roux. Son sourire, ses yeux ressemblent bien souvent à ceux de la dernière femme de chair qui l'a ému...Mais ce corps, ce corps parfait, il ne l'a jamais vu, c'est celui de la première femme de l'humanité, celui d'Eve...
  L'année dernière, l'exposition de ses nus a encore remporté un succès international. Il est connu, riche et pourrait arrêter d'enseigner mais il sait que c'est le contact avec ses étudiants qui lui procure sa vitalité et sa force créative...

  Il arrive toujours en avance pour son cours.
  Il est dans sa classe depuis plus d'une heure quand les premiers élèves entrent dans la salle. chacun s'installe. Le modèle arrive. aujourd'hui, c'est une femme. Elle vient saluer le maître.
  Elle doit avoir entre trente cinq et quarante cinq ans. Son visage est très régulier, ses yeux sont vifs et intelligents, son front large, sa boche pulpeuse et bien dessinée. beau modèle. Ernesto rend un hommage silencieux à sa plastique avant d'en revenir à sa seule véritable préoccupation, son cours.
  Étrangement, il n'a jamais fantasmé sur les modèles...Il ne les voit pas comme des êtres humains. Il les dépersonnalise. Ce sont des accessoires, des supports comme le seraient un bouquet de fleurs ou une coupe de fruits. Le nu est le thème de son cours, le modèle est un matériau pédagogique.

  Il désigne à la jeune femme le paravent derrière lequel elle peut se dévêtir et lui explique rapidement la pose qu'il attend d'elle. Aujourd'hui, ils vont travailler sur la cambrure et les fesses. Elle se tiendra donc debout sur l'estrade, de dos, les mains dans ses cheveux, comme si elle se faisait un chignon, pour avoir une attitude naturelle. elle prend la pose pour lui montrer qu'elle a compris. Il acquiesce, et elle se dirige vers le paravent.

  Les élèves prennent place. Assis sur le bord de son bureau, face à eux, il commence son exposé, expliquant les tenants et les aboutissements de ce cours. Il sait que la jeune femme a pris place sur l'estrade parce que certains élèves commencent à crayonner tout en l'écoutant. Il se retourne pour vérifier que la pose correspond à ce qu'il souhaite...
  Un éclair de 100 000 volts le foudroie. Il ne finira jamais la phrase qu'il a entamée. Il reste interdit, les yeux rivés sur les courbes offertes.
  Un silence gêné s'installe dans la salle de cours, bientôt suivi d'un certain brouhaha. Une voix l'interpelle:
- M'sieur ? Ça va ?
  Il ne répond pas, abasourdi par cette chute de reins, par ce grain de peau, ces bras, ce cou offert, ces jambes sans fin délicatement rattachées à des chevilles si fines, si fragiles qu'on peut à peine imaginer que cette perfection d'harmonie, de symétrie et d'équilibre puisse se mouvoir sans se briser...
  Des rires étouffés fusent. La classe commence à s'agiter franchement. Il essaie de reprendre, tousse pour s'éclaircir la voix et cherche à retrouver le fil de sa pensée...


Eve.
  Son coeur bat, ses mains sont moites...Plongé dans ses pensées, il est sidéré de voir ses élèves ranger leurs affaires...Il regarde sa montre, les deux heures se sont déjà écoulées. L'inconnue est restée immobile pendant toute la séance. Une statue parfaite. Elle n'a pas réclamé une seule pause pour se détendre.
  Elle bouge enfin, lentement, comme si la vie réintégrait peu à peu son corps et, dans un mouvement félin, elle se dirige très naturellement vers le paravent. Il entraperçoit son buste. Ses seins sont, eux aussi, indescriptibles d'harmonie.

  Les élèves quittent la salle dans un doux chahut. Quand elle réapparaît, la salle est vide.
  Mon Dieu, elle lui parle...Il se concentre pour comprendre: que lui a-t'-elle dit ? Sa rémunération ? Il cherche ses mot et arrive à bredouiller qu'elle doit s'adresser au secrétariat. Soudain, il réalise que s'il ne réagit pas dans l'instant, la seule femme qui ait réussi à le bouleverser dans sa longue vie de spécialiste de l'esthétique humaine va disparaître à jamais de son univers...
  Il la hèle avant qu'elle ne tourne à l'angle de la porte.
- Mademoiselle...
  Elle se retourne et corrige:
- Madame.
- Excusez-moi, Madame, accepteriez-vous de poser pour moi ? Pour moi seul ?
  Elle marque une pause avant de répondre:
- Je devrais être flattée, Professeur, qu'un peintre de votre renom souhaite me peindre...C'est une façon de passer à la postérité...Mais pour vous dire la vérité, je ne pose que parce que j'ai besoin d'argent. Je n'ai pas de travail, deux enfants à nourrir, et mon mari ne me verse plus de pension alimentaire depuis longtemps. Donc, je n'ai pas le choix et j'accepte votre proposition à la condition que vous me payiez plus cher que le tarif horaire de la faculté. Vous avez les moyens et moi pas.
  Sans hésiter, il répond:
- Le double, cela vous conviendrait-il ?
- Très bien, monsieur. C'est d'accord. Quand ?
- Maintenant, vous pouvez ? Je n'ai pas d'autres cours cet après-midi, et la salle est libre jusqu'à 18 heures.
- Payables d'avance.
  Il fouille fébrilement dans sa sacoche et rédige un chèque, incluant un pourboire très généreux. Elle l'empoche sans commentaire et retourne derrière le paravent.
  Quand elle ressort, totalement dévêtue, elle lui fait face avec beaucoup de naturel et sans fausse pudeur, beaucoup plus à l'aise que lui qui transpire à grosses gouttes dans sa chemise en coton.
  Elle lui demande:
- Quelle pose souhaitez-vous que je prenne ?
  Il lui faut fournir un immense effort pour répondre de façon détachée, pour masquer son trouble.
- Je vais faire plusieurs croquis, dans des positions différentes, et seulement ensuite je choisirai la meilleure façon de vous immortaliser.
  Il sort un gros cube de bois, le place sur l'estrade:
- Asseyez-vous là-dessus, croisez les jambes, mettez les mains à plat sur le cube, derrière vos fesses et rejetez la tête en arrière...
  Elle s'exécute, comprenant immédiatement ce qu'il attend d'elle. La position lui bombe le torse et projette en avant ses seins lourds comme ceux d'une femme, mais ronds et pleins comme ceux d'une jeune fille qui n'a pas encore eu d'enfant...Sa gorge est sublime et son ventre parfaitement plat. Il ne voit pas sa toison et , tout à l'heure, il n'a pas osé la regarder franchement, mais il l'a devine noire, dense et parfaitement dessinée, avec des contours nets. Il l'imagine parfumée et soyeuse et doit se maîtriser pour contrôler l'érection qui déforme son pantalon.
"Reprends-toi, Ernesto, tu es un artiste, et c'est un modèle...Tu es un professionnel...Concentres-toi, respire à fond, calme-toi..."
  A l'aide d'un fusain, il commence à crayonner nerveusement. Ses mains tremblent et les premiers traits sont hésitants. Puis, pris par le phénomène de la création, par la perfection de son modèle, il se met à travailler énergiquement, oubliant même son état d'excitation totale et la protubérance qui boursoufle son pantalon. Son érection ne le gêne plus, au contraire, elle devient la source de son inspiration...Il multiplie les croquis et ne sait plus si c'est la femme de fusain ou celle de chair qui fait battre son coeur, qui durcit son sexe de façon délicieusement douloureuse, qui déclenche ces pulsions animales qu'il n'a plus ressenties depuis si longtemps. D'ailleurs, les a-t'-il jamais ressenties ?
  Il crayonne à toute allure, noircissant des dizaines de pages. Une idée l'obsède. Il veut peindre son intimité...Il a besoin de voir l'origine du monde, comme le fit Courbet quelques siècles avant lui. Comment le lui demander ? Il en est encore à se poser la question lorsqu'il s'entend prononcer:
- Accepteriez-vous de poser jambes écartées ?
  Jamais encore il n'a exigé cela d'un modèle. Il est sûr qu'elle va refuser. Aucun modèle n'accepterait de faire cela.
  Sans répondre elle écarte les jambes, livrant à son regard le plus intime de sa chair. Il n'a jamais rien vu d'aussi beau. Il entrevoit les lèvres roses. Elles sont charnues, et il se prend à rêver de les écarter pour contempler l'essence même de la femme, son centre, son milieu, sa vérité...Que ne donnerait-il pas pour pouvoir peindre son clitoris. Il se racle la gorge avant de murmurer d'une voix mal assurée et à peine audible:
- Pouvez-vous encore plus ?
  Sans la moindre hésitation, elle écarte ses lèvres à l'aide de sa main droite. La tête en arrière, elle ne le regarde pas, il la sent lointaine, totalement détachée de la scène, indifférente à l'émoi qu'il ressent. Jamais dans sa vie il n'avait eu besoin de fournir un tel effort de concentration. Il lui faut dessiner alors qu'il n'a qu'une envie, se jeter sur ce corps parfait, sur cette femme écartelée mais qui s'ouvre sans s'offrir, sur cette femme qui lui prête son image, ses formes sans lui accorder une once d'intérêt...
"Ernesto, reprends-toi, respire profondément, calme-toi..."
  Il finit le croquis entamé et bredouille.
- On va faire une pause...Vous voulez un café ?
- Je préfererais que vous continuiez...Mes enfants m'attendent chez une amie, je ne veux pas rentrer tard...
  Sa voix est si neutre, si lointaine...Cela devrait calmer Ernesto, le recentrer sur son travail, mais au contraire le peintre est stimulé par cette indifférence et l'homme rêve de faire ployer ce corps sous le plaisir...
- Bon, et bien alors, il ne me reste plus que les essais couleur à faire et je vous libère aujourd'hui.
- Je vous remercie...
  Les mains tremblantes, il s'empare de sa boîte de peinture et de sa palette et commence à mélanger les couleurs pour obtenir la teinte de sa peau. Comment la définir ? Comment rendre ce nacré ? Ses mélanges ne lui conviennent pas...Il se trouve aussi gauche qu'un étudiant de première année; Excédé, il s'approche d'elle, palette et pinceau en main, et présente ses essais de couleur le long du corps de la jeune femme, pour comparer...Dieu qu'elle sent bon...Comment ne pas la toucher ? Mais s'il la touche, il va faire un arrêt cardiaque...Il se concentre sur ses pigments, compare, rajoute du blanc, du beige, recommence, tâtonne, jure...Non vraiment cela ne convient pas...Il s'énerve.
  Elle le regarde droit dans les yeux...
- Essayez directement sur la peau...
  Cette phrase, prononcée sans émotion, provoque chez l'homme une fêlure. Il sait qu'il est maintenant passé de l'autre coté du miroir et qu'il ne contrôle plus la situation. Le dérapage est inéluctable.

  Il lève son pinceau et, doucement, l'applique sur le cou du modèle...Elle frissonne. le contact froid de la peinture ? Ce frisson sera sa seule réaction. Il poursuit son mouvement, laisssant sur le corps de la dame un large trait de gouache...Il descend jusqu'à la pointe de ses seins et les chatouille doucement, ils se dressent instantanément et la respiration de la jeune femme s'accèlère."

Extrait de Onze nouvelles à lire seule les soirs de match de foot...